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Chroniques
Tōru Takemitsu
musique de chambre
Comme Tōru Takemitsu le raconte lui-même, sa vraie rencontre avec la musique – celle de l'occident en particulier – à lieu à l'adolescence, en entendant la célèbre chanson française Parlez-moi d'amour. Dans un contexte où les chants patriotiques envahissent les ondes, l'anecdote n'a rien d'anodin. Il décide que la musique serait au centre de sa vie. À la fin de la guerre, travaillant en cuisine dans une base militaire américaine, il a accès au piano du réfectoire sur lequel il peut s'exercer. Il s'intéresse ensuite aux compositeurs eux-mêmes attirés par la culture et les traditions asiatiques, notamment Debussy, Messiaen et, plus tard, John Cage. Peu à peu, grâce à son mentor Yasuji Kiyose qui lui donne les rares leçons de sa vie, il est initié à la musique traditionnelle. Entre 1950 et 1952, dans sa Nouvelle Ecole des Compositeurs, Takemitsu rencontre d'autres musiciens (Joji Yuasa, Kuniharu Akiyama, etc.), des peintres, des performers et participe aux premières expériences asiatiques de musique concrète, d'improvisation libre, de notation graphique et de musique aléatoire. Stravinsky, qui entend en 1959 son Requiem pour cordes (1957), en fait un éloge qui attire l'attention du monde occidental. Seiji Ozawa, au début des années soixante, contribue également à faire connaître le musicien en jouant ses premières œuvres. Grâce à son inimitable façon de relier l'Est à l'Ouest, d'associer timbre et texture, d'harmoniser musique et silence, Takemitsu est le premier compositeur japonais d'envergure internationale.
Suite à une proposition canadienne, il se concentre sur la musique de chambre entre 1975 et 1983. Beaucoup des œuvres de ce disque furent donc crées à Toronto, et sa relation avec les artistes de ce pays fut si amicale et profonde qu'il reçu à titre posthume le prestigieux Prix Glenn Gould en septembre 1996, l'année de sa mort.
And then I knew 'twas wind, pour flute, alto et harpe, fut créé en mai 1992 à Mito, au Japon. Le titre est extrait d'un vers d'un des plus longs poèmes de Emily Dickinson. L'instrumentation caractéristique de l'œuvre est celle de l'avant-dernier morceau de Debussy, la Sonate de 1916. La présence d'un alto sombre et lancinant donne à l'œuvre un côté nocturne et inquiet ; des envolées viennent parfois le tempérer : celle d'une flûte espiègle, puis apaisée, qui mène à un dénouement plus serein.
Rain Tree Sketch (1982) et Rain Tree Sketch II (1992, à la mémoire d'Olivier Messiaen) sont parmi ses œuvres les plus jouées. Le titre provient d'un passage de Kenzaburo Oe : « Il était appelé arbre pluie, pour son abondant feuillage qui continuait de laisser tomber des gouttes de pluies de la nuit précédente jusqu'au midi suivant ». Rain Tree, la matrice de 1981, est une œuvre quasiment illustrative pour deux marimbas et un vibraphone. Les notes glissent ou bondissent, comme autant de gouttelettes sur des feuilles. On retrouve cette fascination pour l'eau dès son début de carrière en 1963, avec la pièce électronique Water Music.
Takemitsu a composé trois versions de Toward the Sea : la première pour flûte et guitare, la seconde pour harpe et orchestre à cordes, la troisième pour flûte et harpe. L'œuvre comporte trois mouvements : La Nuit, évoque le froissement de feuilles par une brise marine, Moby Dick la baleine blanche du roman de Melville et Cape Cod la rencontre de l'Atlantique et des côtes de Nouvelle Angleterre.
Bryce est dédié au fils du percussionniste canadien Robin Engelman, petit garçon de sept ans rencontré en juillet 1971. « C'était la première fois – raconte le père – que mon fils saluait quelqu'un et la première qu'un étranger lui offrait sa main à serrer. Tōru et Bryce passèrent l'après-midi à des pliages d'origami et plus tard jouèrent au softball derrière la maison. Tōru me demanda ensuite la signification du prénom de mon fils, mais j'avais oublié. Le jour suivant, Tōru avait vérifié et me dit que cela signifiait le cœur du sentiment. Il ajouta : Je vais en écrire une pièce. » Bryce fut créé à Toronto en 1976. La pièce est essentiellement construite sur la correspondance entre les lettres du prénom et la notes (B-flat, C et E), et développe une constellation de huit quarts de tons en orbite autour de ces trois axes. L'œuvre est pour flûte, deux harpes, percussions et marimba ; il y règne comme un mystère en suspension.
Le travail pour flûte occidentale inclut une large gamme de timbres et de micro-tons caractéristiques de la shakuhachi japonaise. Les trois solos réunis ici présentent des styles différents. Dans Voice (1971), l'influence japonaise est prédominante, rappelant l'atmosphère dramatique du théâtre nô. L'œuvre débute par la traduction française du vers de Shuzo Takiguchi « Qui va là ? », puis égraine la suite « Qui que tu sois, pâle transparence » sur la longueur, non sans y ajouter quelques onomatopées aussi percussives que les premiers mots énoncés. Itinerant (1989) appartient à un ensemble de pièces courtes et d'articles littéraires en hommage à des artistes aimés – ici le sculpteur Isamu Noguchi. C'est une synthèse de sa période musique environnementale, l'évocation poétique d'un voyage au cœur d'un jardin japonais, avec son incessant courant aquatique, ses rochers qui changent de forme selon l'angle de vue, etc. Cadeau d'anniversaire pour les soixante-dix ans du flûtiste suisse Aurèle Nicolet, Air (1995) est la dernière pièce du compositeur, créée le 28 janvier 1996, moins d'un mois avant sa disparition.
La première de Rain Spell, pour flûte, clarinette, harpe, piano et vibraphone, date de 1983. Là encore, nous trouvons le thème de l'eau. « Réfléchissant à la matière musicale, dit Talemitsu, je pense à une forme liquide. Je souhaite des changements musicaux aussi graduels que les marées. »
Parmi les nombreux musiciens de ce disque – que l'on recommande à qui souhaiterait aborder l'univers méditatif de Tōru Takemitsu –, citons le flûtiste Robert Aitken, la harpiste Erica Goodman et Robin Engelman, évoqué plus haut, au marimba et vibraphone.
LB